Des applications pour devenir de meilleurs parents?

De Christine Acheroy

La plupart des jeunes parents d’aujourd’hui sont nés à l’ère des écrans nomades, omniprésents. Et c’est tout naturellement qu’ils se tournent vers les technologies numériques lorsqu’ils cherchent des informations. Les applications pour prendre soin des bébés semblent offrir tout ce dont un parent inexpérimenté a besoin. Si l’on comprend leur attrait, les enjeux de leur utilisation sont moins clairs…

 

Une façon de nommer, de quantifier est toujours indissociablement une façon de penser1FLEURANCE, Philippe, 2018. « Les données sont partout … ! Questions sur la « datification ». Un exercice de vigilance épistémique et citoyen ? ». Réseau Intelligence de la Complexité [en ligne]. [Consulté le 18 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.intelligence-complexite.org/media/document/conseil_scient/donnees-sont-partout-questions-sur-datafication-exercice-vigilance/open.

Quand Maude est rentrée de l’hôpital à la maison avec son nouveau-né, son compagnon et elle-même se sont sentis démunis face à leur bébé :

Durant les premiers mois de vie de Simon, tout nous apparaissait comme un défi. Chaque nouveau type de soin devait être appris. L’immensité de la tâche a particulièrement frappé François lorsqu’est venu le moment de changer la première couche. Stupéfaits devant notre absence d’expertise, nous avons impliqué YouTube, et la première couche, ainsi que les cinq autres qui suivirent, a été changée à quatre mains2PLANTE, Maude, 2024. « Comptabiliser son bébé : une ethnographie sur la médiation de la parentalité par les technologies calculatoires » [en ligne]. p. 11. [Consulté le 18 juillet 2025]. Disponible sur SSRN à l’adresse : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4825325.

 

Devenir parent

La grossesse, l’accouchement et le devenir parent sont des périodes de vie sensibles marquées par de profondes transformations3GAGNON, Raymonde, 2021. « Mettre au monde un enfant : une période de vie sensible dans un monde fragilisant. In :  Vulnérabilités et familles ». (dir. : Lacharité, Carl et Milot, Tristan). Les Cahiers du CEIDEF [en ligne]. Septembre 2021., p.113. [Consulté le 18 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/portail/docs/FWG/GSC/Publication/1535/17/15405/1/619748/4/O0004608560_LesCahiersDuCEIDEF_vol_8.pdf.  Des changements physiques et psychiques sont à l’œuvre et puis, c’est l’arrivée d’un bébé dont on se sent responsable mais dont on a tout à découvrir. Devenir parent demande un sentiment de confiance, mais celui-ci n’est pas inné4GAGNON, 2021, p. 125.. Au contraire, cette nouvelle situation peut être déstabilisante et source d’anxiété : pour bien prendre soin de son bébé, que faut-il faire ? Comment ? Quand ?…

Le court séjour à la maternité, la brièveté du suivi postnatal, l’expérience souvent réduite du contact avec des bébés – dans notre société contemporaine où la taille des familles est dorénavant restreinte et l’intergénérationnel peu présent – peuvent sans doute contribuer à renforcer un ressenti d’incompétence chez des jeunes parents.

Dans leurs recherches d’informations ils se tournent vers diverses sources, et notamment, dans une société de plus en plus numérisée, vers des applications pour jeunes parents.

 

Les applications pour jeunes parents

Les applications parentales basées sur les données que les parents intègrent dans l’application fournissent des recommandations individualisées selon l’âge, l’étape de développement et les préférences spécifiques de l’enfant. Elles deviennent de plus en plus populaires parmi les parents à la recherche d’une aide et d’un soutien personnalisés dans leur parcours parental5Rapport sur le marché des applications parentales 2031 par segments, géographie, dynamique, développements récents et informations stratégiques.  The insight Partners. https://www.theinsightpartners.com/fr/reports/parenting-apps-market. Baby tracker, Huckleberry, Kinedu, Le Baby, Bébé Connect, Baby Manager, Carnet de Bébé, Bébé + en sont quelques exemples.

Ces applications fondent leur approche sur la psychologie développementale et les neurosciences6RAMAEKERS, Stefan, HODGSON, Naomi, 2020. « Parenting apps and the depoliticisation of the parent ». Families, Relationships and Societies [en ligne]. 9(1), 107-124. [Consulté le 25 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.1332/204674319X15681326073976. Par ailleurs, tout comme dans le domaine de la santé où « la médecine contemporaine hyper-réagit à l’évènement turbulent qu’est la maladie en le transmuant en données et les patients en informations7BOYER, Anne, 2022.  Celles qui ne meurent pas. Editions Grasset, p. 69. », les applications proposées aux parents tendent à transformer les réactions, appels, gestes des bébés ou des tout-petits en chiffres et données quantifiables.

Elles apparaissent comme des outils fiables et scientifiques, promettant de transformer les parents en meilleurs parents et en « experts » de leur bébé, en les outillant d’un savoir personnalisé sur lui8HOLLOWAY, Donell, et al. 2020. Selon Plante, 2024, p. 20. .

En insérant certaines données de l’enfant, les parents reçoivent des conseils sur la manière d’agir afin d’obtenir des « résultats », dans un processus d’apprentissage de la parentalité9RAMAEKERS, Stefan, 2021. « Parenting Apps ». Philosophy and technology. WGPT Leuven. 5/9 [en ligne]. YouTube. [Consulté le 23 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=sn8KExKpY_A&list=PLEK6UDaRphqGWov_NvCtNVsL81T-47Q5S&index=8. Ces applications se présentent ainsi comme des technologies qui renforcent la puissance d’agir (empowering technologies) à travers lesquelles « les mères peuvent contrôler la santé et le bien-être de leur bébé, avec la promesse de devenir de meilleures mères, et aussi des mères plus détendues10HOLLOWAY et al. , 2020, p. 101. Citée par PLANTE (traduction par le CERE), p. 28.  ».

Si l’on comprend l’attrait que peuvent avoir de telles applications, un regard sur le contexte des soins aux bébés dans lequel elles sont apparues en éclaire d’autres aspects.

 

Quelques éléments de contexte

La quantification de la santé des bébés n’est pas une pratique nouvelle. Avec le développement d’un savoir médical spécifique sur les bébés, elle est devenue, dès le XIXe siècle, une norme médicale et sociale. Si bien qu’« au début du XXe siècle, le poids et la taille des bébés deviennent pour les parents « des critères importants, et parfois uniques, de la santé de l’enfant11MAFFI, Irène, 2022. « Les courbes de croissance et la quantification de la santé des bébés ». In : Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe. (dir. : Foehr-janssens, Yasmina, Solfaroli Camillocci, Daniella) [en ligne]. Turnhout, Brepols Publishers, p. 455. [Consulté le 23 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_C56168B6E0F3.P001/REF  ».

Cette « culture » des données, voire l’injonction à l’adopter, est alimentée par une croyance en la vérité des chiffres, en leur aspect scientifique, qui fonde leur supériorité par rapport à d’autres manières d’appréhender la réalité12Collectif, 2025. Les publics de données. Penser la datafication de la société. MILLERAND, Florence, COUTANT, Alexandre, LATZKO-TOTH, Guillaume, MILLETTE, Mélanie (dir.). Presses de l’Université de Montréal (PUM) [en ligne]. P. 95. [Consulté le 23 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://pum.umontreal.ca/catalogue/les_publics_de_donnees. Elle fait douter les parents de la pertinence et surtout de l’efficacité des pratiques spontanées et improvisées13MARTIN, Claude, 2018. « Des styles éducatifs aux Parenting Cultures : un champ de recherche en développement ». Tanja Betz, Michael-Sebastian Honig, Ilona Ostner (eds). Journal of Family Research [en ligne]. n°11, numéro spécial « Parents in the Spotlight ». [Consulté le 23 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.3917/anso.182.0455. et pourrait ainsi participer, selon nous, à l’attrait des applications parentales basées sur l’introduction des données.

Par ailleurs l’approfondissement des connaissances sur les bébés, à travers, notamment, les neurosciences et la psychologie développementale, a mené à percevoir les mille premiers jours de vie comme fondamentaux dans le développement de l’enfant. Parallèlement s’est développée « l’idée que les pratiques parentales au cours des premières années de l’enfant ont un impact majeur, qui peut aller jusqu’à être irréversible sur le développement de ce dernier14MARTIN, Claude, 2020. « Collectiviser la question parentale : les apports des parenting cultures studies ». Lien social et Politiques [en ligne]. Numéro 85, 2020, p. 256. [Consulté le 24 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.7202/1073751ar ».

Ce nouveau regard sur la toute petite enfance, en pointant les risques liés à de mauvais soins, ne peut qu’accroître le sentiment de responsabilité des parents, d’autant plus que cette responsabilité est régulièrement pointée par des discours politique et sociétaux. Les jeunes parents pourraient ainsi utiliser les applications parentales aussi dans le but de vouloir améliorer leurs pratiques parentales, conformément aux attentes sociétales.

Finalement, l’enfant d’aujourd’hui est vécu par le parent comme un « projet », un « investissement » qui ne peut échouer15RAMAEKERS, 2021. Min 19’ 50’’. . Afin de lui donner toutes les chances de réussite et de bonheur, les parents doivent être « compétents », et les applications semblent pouvoir les aider à renforcer leurs compétences.

 

Des applications parentales qui transforment les parents, les bébés et la relation parent/enfant

Si les applications parentales semblent pratiques, elles ne sont pourtant pas sans impacts sur les parents, la manière d’élever un enfant, l’enfant et la relation parent(s)/enfant.

Du côté des parents

  • L’usage d’une telle application est sécurisant :

Pour les jeunes parents qui cherchent à être rassurés, épaulés, validés16PLANTE, 2024, p. 30. , elle leur donne l’impression d’une maîtrise de l’environnement, voire du bébé lui-même17GOZLAN, Angélique, 2017. « Quand bébé se virtualise… Quelques réflexions sur la dyade médiatisée par écran ». Spirale – La grande aventure de bébé [en ligne].  83(3), p. 45. [Consulté le 25 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.3917/spi.083.0041. :

d’une certaine façon, ce visuel me mettait en confiance et m’offrait l’impression d’être en contrôle par rapport à notre capacité à prendre soin de Simon18PLANTE, 2024, p. 15. .

Le poids de la responsabilité ressentie par le parent est allégé : l’application donne une crédibilité à ses décisions et le parent peut avoir l’impression que son approche est plus rigoureuse19PLANTE, 2024, p. 29.  . Il·elle serait ainsi plus « relax »20HOLLOWAY, 2020, p. 101. Selon Maude, p. 29., d’autant que l’application, en gardant mémoire des faits, limiterait sa charge mentale21On peut néanmoins questionner si l’usage de ces applications, par les tâches supplémentaires qu’elles demandent (prises  de données, encodage, lectures des notifications et alertes…), au risque d’en interrompre d’autres, ne participe pas d’une culture du multitâche qui est le terreau de la charge mentale..

Par ailleurs, l’accès immédiat à des connaissances données par l’application élude le tâtonnement de l’expérimentation22GOZLAN, 2017, p. 46.   qui peut être source d’incertitude, voire d’angoisse. Bien que parfois l’application puisse générer de l’anxiété en induisant de nouveaux questionnements liés aux données23PLANTE, p. 30. .

  • Les chiffres, en voilant d’autres types d’informations, orientent la manière dont les parents comprennent la réalité du bébé24PLANTE, p. 32. :

Voir en continu des métriques sur notre bébé met au premier plan certaines informations et fait concurrence à d’autres qui tendent à être qualitatives25PLANTE, p. 22..

La médiation de notre parentalité par l’utilisation de technologies calculatoires a pour implication de contribuer à la manière dont nous comprenons aujourd’hui Simon26PLANTE, p. 31..

  • Elle influence aussi la parentalité. D’une part, les chiffres construisent des moyennes et par là définissent des normes – induisant ce qui devrait être, conformément à la majorité des cas :

En supplément à « Sieste optimale », l’application offre aussi la fonction « Création d’horaire ». Cette fonction permet de générer un horaire permettant de visualiser les siestes du bébé en fonction de son heure de lever. Aux deux mois de vie de Simon, l’application recommandait quatre à cinq siestes par jour […]27PLANTE, p. 16..

Le parent peut difficilement s’extraire de cette logique normative et de performance induite par l’application :

Arrêter l’app m’a permis de prendre une distance par rapport à ce qu’il était possible (et attendu) que Simon apprenne28PLANTE, p. 19..

D’autre part, de la même manière que l’application peut soutenir le rêve du parent de devenir un « parent idéal », elle confronte également celui-ci au désir d’un enfant « idéal »29PLANTE, p. 32 et 33. . Quand la situation réelle du bébé s’écarte de la situation désirée, il·elle pourra alors être tenté·e de chercher des solutions pour que le bébé se conforme aux normes proposées. L’application peut ainsi promouvoir, chez les parents, non seulement des pratiques de performance30PLANTE, p. 33., mais une valorisation de celles-ci :

dans le monde de la parentalité, la performance est importante, parce que performer implique de prendre soin (adéquatement) de son nourrisson31PLANTE, p. 33..

Par ailleurs, interprétés comme une forme de vérité, les chiffres peuvent réduire le besoin d’être réflexif32KAMUF, 2007. Selon PLANTE, p. 29. ou influencer les parents dans leurs prises de décisions :

le mirage de vérité enveloppant les chiffres peut rendre plus difficile pour le parent de s’affirmer dans ses intuitions et ses jugements allant à leur encontre33PLANTE, p. 29..

La manière d’agir des parents en est transformée :

Les indicateurs chiffrés et leurs traitements mathématisés font bien plus que documenter nos comportements, ils les « fabriquent » pour les manifester voire les orientent à partir de critères normatifs autoréférents qui souvent échappent à notre entendement34FLEURANCE, 2018..

Sur base de ce qui avait été quantifié, on déciderait d’offrir plus de lait à Simon, de le réveiller d’une sieste ou de lui offrir une purée de prunes pour prévenir la constipation35PLANTE, p. 22..

Du côté du bébé

D’une part, le bébé est l’objet d’une surveillance quotidienne de l’intime36PLANTE, p. 30.. D’autre part, il peut être soumis à la pression en vue d’une normalisation, qu’il s’agisse, par exemple, de son sommeil, de son alimentation ou de son développement. Car, comme nous l’avons dit, l’application génère, chez le parent, des attentes par rapport à ses comportements. Ses tentatives pour transformer la situation réelle selon le schéma prescrit peuvent être assimilées à une discipline du bébé37PLANTE, p. 30.. L’application participe ainsi à la construction identitaire du bébé :

Simon est, en partie, construit par la façon dont il a été défini par les chiffres38PLANTE, p. 31..

La relation entre le bébé et ses parents

Angélique Gozlan39Psychologue et psychanalyste. met en évidence la façon dont, avec les applications de traduction des besoins du bébé, l’interprétation du vécu du bébé ne passe plus par la psyché du parent mais par un algorithme.

En donnant aux parents un accès immédiat à la « connaissance » de leur bébé, elles éludent le tâtonnement de la rencontre : « il n’y a plus besoin de s’accorder, d’expérimenter, de s’inquiéter, on vous donne la réponse40GOZLAN, 2017, p. 46. ». Le doute, l’expérimentation, l’erreur d’interprétation ou le mystère de la nature humaine n’ont pas de place dans ce processus.

L’espace intime de la relation du parent avec le tout-petit entre ainsi en concurrence avec l’espace du dehors. L’attention de l’adulte envers le bébé pourrait alors devenir de l’ordre du « être avec » mais pas tout à fait41COLFEDY, François, 2022, p. 18. « Le téléphone mobile, outil et objet de notre vigilance ». Techniques & Culture [en ligne], Varia. 05 octobre 2022, p. 18. [Consulté le 1 août 2025]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/tc/17625. La communication et les interactions entre le parent et le bébé pourraient d’ailleurs sans doute s’interrompre, par moments, conduisant au paradoxe de la présence-absence du parent, physiquement présent mais distrait42Cette situation est décrite comme une « technoférence ». DURIS, Olivier, 2022. Quand l’écran « fait écran » à la relation parent-enfant. Yapaka.be, Temps d’arrêt/Lecture [en ligne]. Octobre 2022, p. 26. [Consulté le 18 juillet 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.yapaka.be/livre/livre-quand-lecran-fait-ecran-a-la-relation-parent-enfantVoir à ce sujet notre analyse des impacts de l’usage des smartphones dans la relation adulte/bébé : ACHEROY, Christine, 2024. « Bébé cherche lien dans monde connecté ». Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE asbl) [en ligne]. Septembre 2024. [Consulté le 1 août 2025]. Disponible à l’adresse :https://www.cere-asbl.be/publications/bebe-cherche-lien-dans-monde-connecte/.

Par ailleurs, les connaissances émanant de ces applications ignorent les multiples manières d’agir des parents. Elles réduisent la réponse parentale à une réponse automatique, calculée et normalisent les comportements et les attitudes du bébé et des parents. Le sujet individué, singulier et incorporé est nié43FLEURANCE, 2018, p. 3..

La relation parent/bébé perd ainsi de sa spontanéité et peut se teinter à la fois d’un désir d’omnipotence – celui du parent de contrôler le développement de l’enfant – ou d’une suradaptation des parents aux besoins de l’enfant. L’application interfère ainsi dans le tissage de la relation et la compréhension mutuelle.

 

La face cachée des applications parentales pour bébés

Les applications parentales ne sont pas seulement des outils : elles font partie, avec les autres technologies numériques, du milieu mental et social qui conditionne et configure le quotidien44ALOMBERT, Anne, 2023.  Source : LETERME, Caroline, 2024. Le jeune enfant dans la civilisation numérique. Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE asbl) [en ligne]. Décembre 2024, p. 52. [Consulté le 25 août 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.cere-asbl.be/publications/le-jeune-enfant-dans-la-civilisation-numerique-etude-2024/.

Avec elles, une nouvelle culture de la parentalité émerge dans laquelle le suivi, les mesures et la diffusion de données sont perçues comme de bonnes pratiques. La « surveillance de l’intime45LEAVER, 2017. Cité par Plante, 2024, p. 5. », considérée comme nécessaire aux soins du bébé, est également vue comme une pratique vertueuse de la parentalité46Plante, 2024, p. 5. .

Un regard critique sur ces applications parentales basées sur la quantification des bébés dévoile néanmoins une « gouvernance par les nombres47Selon l’expression d’Alain Supiot.  » qui pourrait les apparenter à un « troisième parent », voire un « big brother48PLANTE, p. 11. », un « totalitarisme doux49RAMAEKERS, 2021. Min 7’20’’.».

Trois aspects nous semblent en témoigner : une dépersonnalisation, une dépolitisation et une déshumanisation du parent.

  • Dépersonnalisation : la personnalisation des conseils cacherait une dépersonnalisation du parent, car il serait poussé à faire non pas ce qu’il sent ou pense mais ce qui lui permet d’obtenir un résultat conforme aux schémas générés par l’application50RAMAEKERS, HODGSON, 2020..
  • Dépolitisation : en définissant les bonnes pratiques, hors contexte et sans possibilité de controverses, ces applications effaceraient l’ancrage du parent dans sa réalité de vie concrète, au sein d’une communauté dotée d’une culture particulière dont les manières d’agir peuvent être questionnées51D’après RAMAEKERS, HODGSON, 2020..
  • Déshumanisation : selon nous, la focalisation sur des paramètres visibles pourrait déplacer en arrière-plan la dimension qualitative – pas mesurable – des soins au bébé. L’interprétation des données pourrait ainsi prévaloir sur l’observation, l’écoute et l’interprétation de ce qu’exprime l’enfant.

Finalement, sous couvert de la neutralité des chiffres, une certaine vision du monde s’impose à la fois aux parents et à l’enfant, basée sur l’idée néolibérale d’une nature humaine imparfaite : celle du devoir et de la responsabilité de « s’améliorer », dans une logique de performance. Si nous avons aujourd’hui intégré ce principe comme une valeur, il est pourtant questionnable car, comme nous le rappelle le biologiste Olivier Hamant, les erreurs, les lenteurs et les incohérences jouent un rôle fondamental dans le monde vivant52BILODEAU, Maxime, 2025. « Au diable la performance, vive la robustesse ». Unpointcinq [en ligne]. 5 février 2025. [Consulté le 18 juillet 2024]. Disponible à l’adresse : https://unpointcinq.ca/comprendre/au-diable-la-performance-vive-la-robustesse/.

Il y a plus de cinquante ans Winnicott53Pédiatre, psychiatre et psychanalyste (1896 – 1971). affirmait déjà probablement la même chose, en pointant que de petites insatisfactions renforcent les capacités de l’enfant à s’adapter, créer et grandir. Il mettait ainsi en garde les parents face à leur désir de perfection. À long terme, ce dont nous avons besoin, disait-il, « c’est de mères et de pères qui ont découvert comment croire en eux-mêmes54WINNICOTT. L’enfant et sa famille. Petite bibliothèque Payot. ».

La gouvernance par les nombres confèreun pouvoir immense à ceux qui concourent à leur fabrication, dès lors que cette fabrication est conçue comme relevant d’un savoir technique échappant à tout débat contradictoire55SUPIOT, Alain, 2015. La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France. p. 240. Cité par FLEURANCE, 2018, p. 4..

Notes de bas de page
  • 1
    FLEURANCE, Philippe, 2018. « Les données sont partout … ! Questions sur la « datification ». Un exercice de vigilance épistémique et citoyen ? ». Réseau Intelligence de la Complexité [en ligne]. [Consulté le 18 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.intelligence-complexite.org/media/document/conseil_scient/donnees-sont-partout-questions-sur-datafication-exercice-vigilance/open
  • 2
    PLANTE, Maude, 2024. « Comptabiliser son bébé : une ethnographie sur la médiation de la parentalité par les technologies calculatoires » [en ligne]. p. 11. [Consulté le 18 juillet 2025]. Disponible sur SSRN à l’adresse : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4825325
  • 3
    GAGNON, Raymonde, 2021. « Mettre au monde un enfant : une période de vie sensible dans un monde fragilisant. In :  Vulnérabilités et familles ». (dir. : Lacharité, Carl et Milot, Tristan). Les Cahiers du CEIDEF [en ligne]. Septembre 2021., p.113. [Consulté le 18 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/portail/docs/FWG/GSC/Publication/1535/17/15405/1/619748/4/O0004608560_LesCahiersDuCEIDEF_vol_8.pdf
  • 4
    GAGNON, 2021, p. 125.
  • 5
    Rapport sur le marché des applications parentales 2031 par segments, géographie, dynamique, développements récents et informations stratégiques.  The insight Partners. https://www.theinsightpartners.com/fr/reports/parenting-apps-market
  • 6
    RAMAEKERS, Stefan, HODGSON, Naomi, 2020. « Parenting apps and the depoliticisation of the parent ». Families, Relationships and Societies [en ligne]. 9(1), 107-124. [Consulté le 25 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.1332/204674319X15681326073976
  • 7
    BOYER, Anne, 2022.  Celles qui ne meurent pas. Editions Grasset, p. 69.
  • 8
    HOLLOWAY, Donell, et al. 2020. Selon Plante, 2024, p. 20.
  • 9
    RAMAEKERS, Stefan, 2021. « Parenting Apps ». Philosophy and technology. WGPT Leuven. 5/9 [en ligne]. YouTube. [Consulté le 23 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=sn8KExKpY_A&list=PLEK6UDaRphqGWov_NvCtNVsL81T-47Q5S&index=8
  • 10
    HOLLOWAY et al. , 2020, p. 101. Citée par PLANTE (traduction par le CERE), p. 28.
  • 11
    MAFFI, Irène, 2022. « Les courbes de croissance et la quantification de la santé des bébés ». In : Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe. (dir. : Foehr-janssens, Yasmina, Solfaroli Camillocci, Daniella) [en ligne]. Turnhout, Brepols Publishers, p. 455. [Consulté le 23 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_C56168B6E0F3.P001/REF
  • 12
    Collectif, 2025. Les publics de données. Penser la datafication de la société. MILLERAND, Florence, COUTANT, Alexandre, LATZKO-TOTH, Guillaume, MILLETTE, Mélanie (dir.). Presses de l’Université de Montréal (PUM) [en ligne]. P. 95. [Consulté le 23 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://pum.umontreal.ca/catalogue/les_publics_de_donnees
  • 13
    MARTIN, Claude, 2018. « Des styles éducatifs aux Parenting Cultures : un champ de recherche en développement ». Tanja Betz, Michael-Sebastian Honig, Ilona Ostner (eds). Journal of Family Research [en ligne]. n°11, numéro spécial « Parents in the Spotlight ». [Consulté le 23 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.3917/anso.182.0455
  • 14
    MARTIN, Claude, 2020. « Collectiviser la question parentale : les apports des parenting cultures studies ». Lien social et Politiques [en ligne]. Numéro 85, 2020, p. 256. [Consulté le 24 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.7202/1073751ar
  • 15
    RAMAEKERS, 2021. Min 19’ 50’’.
  • 16
    PLANTE, 2024, p. 30.
  • 17
    GOZLAN, Angélique, 2017. « Quand bébé se virtualise… Quelques réflexions sur la dyade médiatisée par écran ». Spirale – La grande aventure de bébé [en ligne].  83(3), p. 45. [Consulté le 25 juillet 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.3917/spi.083.0041.
  • 18
    PLANTE, 2024, p. 15.
  • 19
    PLANTE, 2024, p. 29. 
  • 20
    HOLLOWAY, 2020, p. 101. Selon Maude, p. 29.
  • 21
    On peut néanmoins questionner si l’usage de ces applications, par les tâches supplémentaires qu’elles demandent (prises  de données, encodage, lectures des notifications et alertes…), au risque d’en interrompre d’autres, ne participe pas d’une culture du multitâche qui est le terreau de la charge mentale.
  • 22
    GOZLAN, 2017, p. 46.
  • 23
    PLANTE, p. 30.
  • 24
    PLANTE, p. 32.
  • 25
    PLANTE, p. 22.
  • 26
    PLANTE, p. 31.
  • 27
    PLANTE, p. 16.
  • 28
    PLANTE, p. 19.
  • 29
    PLANTE, p. 32 et 33.
  • 30
    PLANTE, p. 33.
  • 31
    PLANTE, p. 33.
  • 32
    KAMUF, 2007. Selon PLANTE, p. 29.
  • 33
    PLANTE, p. 29.
  • 34
    FLEURANCE, 2018.
  • 35
    PLANTE, p. 22.
  • 36
    PLANTE, p. 30.
  • 37
    PLANTE, p. 30.
  • 38
    PLANTE, p. 31.
  • 39
    Psychologue et psychanalyste.
  • 40
    GOZLAN, 2017, p. 46.
  • 41
    COLFEDY, François, 2022, p. 18. « Le téléphone mobile, outil et objet de notre vigilance ». Techniques & Culture [en ligne], Varia. 05 octobre 2022, p. 18. [Consulté le 1 août 2025]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/tc/17625
  • 42
    Cette situation est décrite comme une « technoférence ». DURIS, Olivier, 2022. Quand l’écran « fait écran » à la relation parent-enfant. Yapaka.be, Temps d’arrêt/Lecture [en ligne]. Octobre 2022, p. 26. [Consulté le 18 juillet 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.yapaka.be/livre/livre-quand-lecran-fait-ecran-a-la-relation-parent-enfantVoir à ce sujet notre analyse des impacts de l’usage des smartphones dans la relation adulte/bébé : ACHEROY, Christine, 2024. « Bébé cherche lien dans monde connecté ». Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE asbl) [en ligne]. Septembre 2024. [Consulté le 1 août 2025]. Disponible à l’adresse :https://www.cere-asbl.be/publications/bebe-cherche-lien-dans-monde-connecte/
  • 43
    FLEURANCE, 2018, p. 3.
  • 44
    ALOMBERT, Anne, 2023.  Source : LETERME, Caroline, 2024. Le jeune enfant dans la civilisation numérique. Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE asbl) [en ligne]. Décembre 2024, p. 52. [Consulté le 25 août 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.cere-asbl.be/publications/le-jeune-enfant-dans-la-civilisation-numerique-etude-2024/
  • 45
    LEAVER, 2017. Cité par Plante, 2024, p. 5.
  • 46
    Plante, 2024, p. 5.
  • 47
    Selon l’expression d’Alain Supiot.
  • 48
    PLANTE, p. 11.
  • 49
    RAMAEKERS, 2021. Min 7’20’’.
  • 50
    RAMAEKERS, HODGSON, 2020.
  • 51
    D’après RAMAEKERS, HODGSON, 2020.
  • 52
    BILODEAU, Maxime, 2025. « Au diable la performance, vive la robustesse ». Unpointcinq [en ligne]. 5 février 2025. [Consulté le 18 juillet 2024]. Disponible à l’adresse : https://unpointcinq.ca/comprendre/au-diable-la-performance-vive-la-robustesse/
  • 53
    Pédiatre, psychiatre et psychanalyste (1896 – 1971)
  • 54
    WINNICOTT. L’enfant et sa famille. Petite bibliothèque Payot.
  • 55
    SUPIOT, Alain, 2015. La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France. p. 240. Cité par FLEURANCE, 2018, p. 4.

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