Depuis le 2 février 2024, les violences à l’égard des enfants sont interdites dans toutes les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles – enseignement fondamental et secondaire, ordinaire et spécialisé – ainsi que dans les secteurs de l’accueil de la petite enfance, l’accueil temps libre (ATL) et la santé, l’Aide à la Jeunesse, la jeunesse, le sport et la culture.
Le décret relatif à l’interdiction des violences à l’égard des enfants dans les structures autorisées, agréées, subventionnées ou organisées par la Communauté française1Notons que « Le Parlement de la Communauté française a décidé, par une résolution du 25 mai 2011, de faire systématiquement usage de l’appellation ”Fédération Wallonie-Bruxelles” pour désigner usuellement la Communauté française dans ses communications. Le Gouvernement en fait de même ». Source :https://www.federation-wallonie-bruxelles.be/la-fw-b-a-votre-service/questions-reponses/institution/ est entré en vigueur2L’Observatoire de l’Enfance, de la Jeunesse et de l’Aide à la Jeunesse est l’organe désigné par ce décret pour évaluer sa mise en œuvre – par périodes de quatre ans – et en transmettre le contenu au Gouvernement..
Que signifie ce décret ? Dans quel contexte a-t-il été promulgué ? Quels en sont les enjeux ?
Les visées du décret
Ce décret3En droit positif belge, décret est le nom donné aux actes législatifs adoptés par les Parlements des Communautés et des Régions qui composent l’État belge, à l’exception de ceux adoptés par le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, qui portent le nom d’ordonnance. Source :https://www.justice-en-ligne.be/Decret, qui modifie les textes législatifs relatifs à l’enseignement et aux secteurs précités, vise à ce que « chaque enfant soit traité dans le respect de sa personne et de son individualité et ne soit soumis à aucune forme de violence physique ou psychique4 Titre Ier, Art. 3. https://www.ejustice.just.fgov.be/eli/decret/2023/10/05/2023046241/justel». Il s’agit de « consacrer le droit des enfants à une éducation non violente […]5Projet de décret relatif à l’interdiction des violences à l’égard des enfants dans les structures autorisées, agréées subventionnées ou organisées par la Communauté française. 29 août 2023. Parlement de la Communauté française. https://www.pfwb.be/documents-parlementaires/document-pjd-001774525 ».
Par « toute forme de violence physique ou psychique » le décret fait référence à « l’ensemble des actes ou comportements physiques, psychiques, verbaux ou de toute autre nature qui portent atteinte à l’intégrité morale, physique, psychique et sexuelle de l’enfant, en ce compris les violences exercées avec une intention éducative telle que punir ou corriger certains comportements6Titre Ier, Art. 2.. ».
Les motivations du décret relatif à l’interdiction des violences à l’égard des enfants
Le projet de décret7Projet de décret relatif à l’interdiction des violences à l’égard des enfants dans les structures autorisées, agréées subventionnées ou organisées par la Communauté française. clarifie les motivations qui ont mené à l’adoption du décret. Il est précisé que :
D’une part, la Belgique est liée, par ratification volontaire, à divers textes juridiques contraignants dont :
– la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (CIDE) ;
– la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme;
– la Charte sociale européenne révisée ;
– le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
D’autre part, ces textes enjoignent d’interdire toute forme de violence à l’égard des enfants. Dès lors, depuis le début des années 2000, les organes internationaux chargés de veiller à leur application rappellent régulièrement notre État – et les différentes entités qui le composent – d’interdire expressément toute forme de violence à l’égard des enfants, à quelque niveau de pouvoir que ce soit.
Le Comité des droits de l’Enfant (ONU) invitait encore l’État belge, en 2019, à interdire expressément dans la loi les châtiments corporels, aussi légers soient-ils, à la maison et dans les structures de protection de remplacement, dans l’ensemble du pays, tout en promouvant des formes positives, non violentes et participatives de discipline et d’éducation des enfants, y compris au moyen de programmes et de campagnes de sensibilisation à l’intention des enfants, des parents et des professionnels de l’enfance8Projet de décret relatif à l’interdiction des violences à l’égard des enfants dans les structures autorisées, agréées subventionnées ou organisées par la Communauté française. 29 août 2023. Parlement de la Communauté française https://www.pfwb.be/documents-parlementaires/document-pjd-001774525 ..
Le Comité européen des droits sociaux rappelle lui aussi régulièrement le fait que la législation belge n’est pas conforme à l’article 17 de la Charte sociale européenne, le droit interne ne contenant pas de dispositions qui permettent d’interdire et de sanctionner toute forme de violence à l’encontre des enfants9Projet de décret relatif à l’interdiction des violences à l’égard des enfants dans les structures autorisées, agréées subventionnées ou organisées par la Communauté française. 29 août 2023. Parlement de la Communauté française. .
Il soutient que « ces dispositions doivent être suffisamment claires, contraignantes et précises pour ne pas laisser au juge la possibilité de refuser d’en faire application aux violences contre les enfants. Par ailleurs, l’État doit agir avec diligence pour éliminer concrètement les violences proscrites.10Projet de décret. 29 août 2023. ».
En Belgique, des organisations11La Commission Nationale des droits de l’enfant, Défense des Enfants International Belgique (DEI), UNICEF Belgique, le Délégué général aux droits de l’enfant (DGDE), l’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse (OEJAJ) et la Coordination des ONG pour les droits de l’enfant (CODE). appellent également régulièrement les pouvoirs publics à modifier la législation afin d’interdire les violences à l’égard des enfants « en toutes circonstances, en attirant notamment l’attention sur les professionnels en contact avec les enfants, tant au niveau scolaire que dans le secteur des loisirs ou toute autre institution organisée ou agréée par les pouvoirs publics12Projet de décret. 29 août 2023. ».
Elles affirment que « la loi est un préalable nécessaire, et même indispensable pour faire évoluer le rapport des parents et institutions aux violences éducatives ordinaires13Projet de décret. 29 août 2023. ».
Éducation bienveillante vs violences dites éducatives ordinaires (VdEO)
La « violence dite éducative ordinaire » (VdEO) fait référence à : « la Violence (physique, psychologique ou verbale) utilisée envers les enfants dans une intention Éducative (pour leur ”bien”, pour qu’ils aient un ”bon comportement”), culturellement admise et tolérée, dans tous les lieux et tous les milieux ; elle en devient alors ”Ordinaire”14Définition de Stopveo reprise par le Délégué général aux droits de l’enfant : https://stopveo.org/veo-violence-educative-ordinaire/ ». En font partie15Source : Stopveo :
• les violences physiques : fesser, gifler, mettre des « petites » tapes sur les mains, secouer, tirer les oreilles, bousculer, pousser, priver de nourriture…
• les violences psychologiques : punir 16Pour une réflexion sur la punition et la sanction, consulter : LETERME, Caroline, 2020. « La sanction en milieu scolaire ». Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE asbl) [en ligne]. Juin 2020. [Consulté le 25 mars 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.cere-asbl.be/publications/sanstions-et-punitions-en-mileu-scolaire/, culpabiliser, faire du chantage, menacer, priver d’affection, menacer d’abandonner l’enfant…
• les violences verbales : crier, insulter, se moquer, humilier…
L’objectif principal des organisations qui interpellent les pouvoirs publics à ce propos est, à travers la promulgation de textes légaux, de faire évoluer les mentalités et les pratiques à l’égard des enfants, afin qu’ils·elles puissent bénéficier d’une éducation bienveillante dans tous leurs espaces de vie : la famille, l’école, le sport, les loisirs…
Elles insistent également sur la nécessité d’accompagner La publication d’une loi à cet égard « de campagnes de sensibilisation, de lignes directrices et d’outils de ”capacitation” et d’accompagnement des familles et des professionnels de l’enfance et de la jeunesse17Avis du 19 avril 2019 relatif aux impacts des violences éducatives ordinaires sur le bien-être et 581 (2022-2023) – N°1 (5) ».
Fausses croyances en lien avec la violence dite éducative
Car en Belgique, de nombreuses personnes semblent perçevoir la violence dite éducative comme normale (ordinaire), voire bénéfique18Selon l’enquête réalisée en 2020 par la section belge de Défense des Enfants International (DEI), 22 % des personnes sondées considèrent les punitions physiques probablement ou certainement bénéfiques et que 17 % s’accordent sur les bienfaits de punitions psychologiques. https://www.dei-belgique.be/index.php/nos-publications/rapports/send/37-rapports/456-violence-dite-educative-ordinaire-resultats-de-l-etude-des-opinions-et-comportements-de-la-population-belge.html. La banalisation de ce type de violences à l’égard des enfants devrait donc faire l’objet d’une réflexion critique individuelle et collective et la croyance dans son « bien-fondé » doit être déconstruite.
Par exemple, il est courant d’entendre des adultes dire qu’ « une gifle n’a jamais tué personne » ; que « j’en ai pris dans mon enfance et que cela ne m’a pas empêché·e de devenir un·e adulte équilibré·e » ; qu’ « une bonne claque vaut parfois mieux que des mots pour recadrer un enfant », voire qu’ « une éducation sans claques fait des ”enfants-rois” ».
Pourtant, a-t-on jamais demandé aux enfants leurs ressentis face aux violences ? Et cherchons-nous à connaitre l’impact réel des violences dites éducatives ordinaires sur ceux·celles qui grandissent en les subissant ?
Une ancienne recherche effectuée en Angleterre avec 70 enfants âgés de 5 à 7 ans témoigne, par exemple, de l’humiliation, la souffrance et du sentiment de rejet qui accompagnent les violences subies :
Interrogés sur ce que représentaient pour eux une ‘fessée’, ils ont tous répondu des ‘coups’. Leurs commentaires sur les sensations éprouvées comprenaient des expressions du genre « c’est comme si quelqu’un vous tapait avec un marteau », « c’est comme si on vous cassait les os », « c’est comme si on saignait » ou « ça fait mal, c’est cruel et ça fait souffrir »19WILLOW, HYDER, 1998. It Hurts You Inside. National Children’s Bureau/Save the Children. Cité par LANSDOWN, Gerison, 2001. « Promouvoir la participation des enfants au processus décisionnel démocratique ». UNICEF, Insight Innocenti. Centre de recherches. Florence, p. 4..
Avec le temps, la plupart de ces enfants intègreront probablement ces pratiques comme « normales », si aucun tiers ne les remet en cause, au risque de les reproduire. Or, aujourd’hui il a été démontré qu’elles nuisent au développement global de l’enfant. Jesper Juul20(1948 – 2019) Thérapeute familial et auteur de nombreux ouvrages destinés aux parents et aux professionnels de l’éducation et de la santé. en a pointé les principaux impacts éducatifs :
La violence en tant que méthode éducative n’inspire pas le respect, elle crée de l’angoisse. Elle n’apprend pas aux enfants à faire la différence entre le bien et le mal, elle leur apprend qu’on a le droit d’en faire usage si on a le pouvoir. La violence n’apprend pas non plus aux enfants à respecter les limites des parents, elle leur apprend à avoir peur des conséquences21JUUL, Jesper, 2015. Me voilà ! Qui es-tu ? – Sur la proximité, le respect et les limites entre adultes et enfants. Editions Fabert. Des liens pour s’épanouir. Mars 2015. L’auteur cible son regard sur les parents, mais toute personne proche de l’enfant, notamment dans le cadre professionnel, est concernée. .
Ainsi, si certain·es enfants ayant subi des violences ont pu devenir des adultes équilibré·es, ce n’est pas grâce aux violences subies dans l’enfance mais malgré elles et grâce à leur résilience22De nombreuses études montrent les impacts négatifs des violences sur le développement de l’enfant. Voir par exemple : DURRANT, Joan, ENSOM, Rom, 2012. « Physical punishment of children : lessons from 20 years of research ». Canadian Medical Association Journal (CMAJ) [en ligne]. 4 septembre 2012. [Consulté le 8 mars 2024]. Disponible à l’adresse https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3447048/ Ou : https://endcorporalpunishment.org/resources/research/.
Notons que certains adultes frappent ou punissent un enfant pour lui mettre des limites, convaincu·es que ne pas le faire, c’est « laisser l’enfant tout faire » et donc démissionner de leur rôle éducatif. Pris·es dans une pensée dualiste, ils·elles ne voient pas d’autres alternatives.
Or, s’il est certain que le laxisme n’est pas une posture éducative favorable au développement de l’enfant – l’enfant a besoin d’un cadre et de limites pour se sentir en sécurité –, il est avéré aussi que d’autres manières de les poser, sans recours à la violence, ont fait leurs preuves. Haim Omer23Professeur de psychologie à l’Université de Tel-Aviv. Haïm OMER a développé une approche de l’autorité – une « nouvelle autorité » – en adéquation avec les valeurs contemporaines et respectueuse des plus faibles. et Jesper Juul, parmi d’autres, offrent des exemples de pratiques alternatives24Voir à ce propos : FANIEL, Annick, ACHEROY, Christine, 2019. « Réinventer l’autorité éducative. Pour aider l’enfant à grandir dans l’humanité ». Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE asbl) [en ligne]. Décembre 2019, p. 64. [Consulté le 25 mars 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.cere-asbl.be/publications/reinventer-lautorite-educative/.
La Fédération Wallonie-Bruxelles, pionnière de l’éducation bienveillante parmi les pouvoirs publics belges
« À l’heure où vingt-trois États membres de l’Union européenne ont adopté des cadres normatifs interdisant expressément les châtiments corporels et autres formes de traitements dégradants à l’égard des enfants, la Belgique fait figure de retardataire25Projet du décret. », peut-on lire dans le projet relatif au décret qui concerne cette analyse.
Aujourd’hui, la Fédération Wallonie-Bruxelles a fait le pas. Avec l’entrée en vigueur du décret relatif à l’interdiction des violences à l’égard des enfants dans les structures autorisées, agréées subventionnées ou organisées par elle, elle marque un signal clair de son engagement en faveur d’une éducation bienveillante envers les enfants.
Elle donne l’espoir d’un possible basculement de paradigme éducatif vers une meilleure prise en compte de l’enfant, de sa dignité et de ses droits – notamment son bien-être et son statut de « sujet »26Dans le sens de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’enfant. à part entière – dans tous les établissements qui relèvent de ses compétences.
À condition, comme le mentionne le projet du décret, de mener parallèlement « une action large également composée de campagnes de prévention, de sensibilisation et d’information publique de grande ampleur, ainsi que d’outils d’accompagnement et de formations des professionnels, propageant l’idée d’une éducation sans violence27Parlement de la Communauté française. Session 2022-2023. Projet de décret relatif à l’interdiction des violences à l’égard des enfants dans les structures autorisées, agréées, subventionnées ou organisées par la communauté française, p. 7. ». Cette action serait facilitée par la coordination des divers niveaux de pouvoirs.
Mais qu’en est-il du projet de loi interdisant les violences à l’égard des enfants au niveau fédéral ?
Décret et loi interdisant les violences à l’encontre des enfants sont nécessaires pour établir un cadre normatif cohérent capable de susciter un changement de vision et de pratiques éducatives tant chez les professionnel·les que dans les familles et la société en général.
L’exemple de la Suède à cet égard est inspirant. En 1979, le Parlement de ce pays a adopté une loi interdisant toute forme de violence à l’égard des enfants. Celle-ci a été accompagnée d’une campagne d’information et de sensibilisation à l’éducation non-violente qui a duré deux ans. Alors qu’en 1979, environ 80 % des Suédois·es était favorable aux châtiments corporels, onze ans plus tard, ils·elles n’étaient plus que 20 % et en 2018, 2 %28ROISIN, Christine, 2022. « De l’urgente nécessité de légiférer les violences dites éducatives ordinaires » [Délégué général aux droits de l’enfant]. Prends-en d’la graine. 23 juin 2022. https://droitsdelenfant.be/sites/default/files/inline-files/Prends-en%20d%27la%20graine%20Vol%205%20juin%20VF%20-%20INT_0.pdf.