« La production ne produit [donc] pas seulement
un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet1MARX, Karl, 1859. Contribution à la critique de l’économie politique. Paris, Éditions sociales 1972, p. 143. ».
Depuis toujours, les humains se sont entourés d’objets – utiles et /ou signifiants. Aujourd’hui, c’est plus que jamais le cas2On estime à environ dix mille le nombre d’objets d’un foyer actuel, un nombre qui serait d’ailleurs en augmentation. Source : HEILBRUNN, Benoît, 2018. « Back to Abraham : ce que les objets nous disent de l’ ”Internet of things”… et réciproquement ». The Conversation [en ligne]. [Consulté le 25 avril 2025]. Disponible à l’adresse : https://theconversation.com/back-to-abraham-ce-que-les-objets-nous-disent-de-l-internet-of-things-et-reciproquement-93414.
Nous pensons souvent être les « maîtres » de ces objets. Mais si c’était un leurre ? Madeleine Akrich aurait-elle raison d’affirmer que « les objets techniques ont un contenu politique au sens où ils constituent des éléments actifs d’organisation des relations des hommes entre eux et avec leur environnement3AKRICH, Madeleine, 2010. « Comment décrire les objets techniques ? ». Techniques & Culture [en ligne]. [Consulté le 25 avril 2025]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/tc/4999» ? Qu’en est-il des objets autour du bébé ?.
Dans notre culture occidentale, l’enfant, dès sa naissance, est projeté dans un univers d’objets : couffins, landaus, tétines, doudous, couches, biberons… Une abondance d’objets produits par un champ industriel toujours en quête d’innovations susceptibles de répondre aux besoins ou envies de consommateurs-parents désireux de donner le meilleur à leur bébé.
Mais ces objets dont l’usage nous semble si normal sont-ils « neutres » et anodins ? Ou, à travers et au-delà de leurs « fonctions », auraient-ils un impact sur l’enfant, son donneur de soin, la relation qui se construit entre eux mais aussi la relation de l’enfant à son environnement et la construction de sa vision du monde – son identité ?
Pour aborder cette question, nous portons un regard sur quelques objets courants. Dans un premier temps nous retraçons leur émergence en montrant ce que leur usage induit en termes relationnels. Dans un second temps nous en interrogeons les pratiques actuelles et leur impact sur l’enfant dans son rapport au monde.
Berceaux, landaus, poussettes et biberons : un peu d’histoire
Les objets sont toujours créés dans des cultures particulières. Ils sont le produit de contextes, de croyances, de modes de vie spécifiques à un lieu et une époque donnée. Ceux qui entourent le bébé n’échappent pas à cette règle. Les XVIIIe et XIXe siècles, en Europe, période de révolution industrielle, voient l’émergence de la poussette, l’extension de l’usage des berceaux et des lits d’enfants ainsi que des biberons.
La popularisation progressive de l’usage de ces objets relève de motifs divers – notamment, la mise au travail des femmes dans l’industrie, le développement des services de nourrices, les croyances par rapport à la sexualité ou les moeurs mondaines de la bourgeoisie…
L’usage du berceau, par exemple, recommandé par les médecins, les théologiens et les moralisateurs, visait à éviter, d’une part, les décès de tout-petits par étouffement et d’autre part, l’inceste, dans un contexte où, dans de nombreuses familles populaires, on dormait ensemble sur une même couche. Il s’agit donc d’une perspective à la fois sanitaire, morale mais aussi éducative – à travers par exemple, l’apprentissage d’habitudes comme les rythmes de sommeil.
Dans les classes sociales plus aisées, séparer l’enfant et sa mère – d’abord par l’usage du berceau, ensuite par celui du lit d’enfant, placé dans une chambre à part selon les possibilités – permettait à la fois de marquer la place et les rôles de chacun.
L’épouse, par exemple, était ainsi disponible envers les « droits sexuels » de son mari, dans un contexte marqué par la croyance qu’ « une femme ne peut pas accomplir à la fois ses devoirs d’épouse et ses devoirs de mère nourricière4ROMANET, Emmanuelle, 2013. « La mise en nourrice, une pratique répandue en France au XIXe siècle ». Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨文化 [en ligne]. 8 | 2013. [Consulté le 25 avril 2025]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/transtexts/497 Notons que la demande de biberons augmente déjà à partir de la Renaissance avec le développement de grandes institutions pour les « Enfants Trouvés ».».
Cela permettait également de libérer la mère de la contrainte de l’allaitement – le berceau pouvant être déplacé près de la nourrice et le biberon pouvant remplacer l’allaitement tant de la mère que de la nourrice.
Durant la journée, il s’agissait par ailleurs aussi de préserver le rôle de représentation sociale de la femme bourgeoise qui devait rester disponible pour les rendez-vous mondains5ROMANET, 2013. D’où l’essor de la pratique du recours aux nourrices..
Le biberon aurait existé depuis des millénaires6ROLLET †, C., LOUIS, A., PARESYS, C., GALLIEN, V., & CLÉMENT, L. , 2019. « Des gutti aux biberons contemporains ». In : E. Herrscher & I. Séguy (éds.), Premiers cris, premières nourritures (1‑). Presses universitaires de Provence. [En ligne]. [Consulté le 25 avril 2025]. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.4000/books.pup.34728. Mais ce n’est qu’au XIXe siècle qu’a lieu sa fabrication industrielle, le rendant accessible à tous·tes et désirable, tendant à généraliser son usage7À la fin de ce siècle l’entreprise française Robert en produit trois millions. ROLLET † et al., 2019..
Cet objet est alors vu comme permettant de préserver la beauté des seins des mères. Notons que « si les femmes renoncent à allaiter, c’est parce que la société, celle des hommes en particulier, se met à exalter la beauté de leurs seins, à faire de ceux-ci des objets sexuels […]. Érotisés, les seins ne peuvent plus être dévoilés […] Ils se cachent au public pour être réservés à l’intimité sexuelle et conjugale8ROLLET † et al., 2019. ».
Par ailleurs, le biberon permet de partager le nourrissage du bébé entre différentes personnes autour de l’enfant, voire de susciter aussi une certaine autonomie de prise de lait du bébé.
Quant à la poussette, inventée en 1733 pour promener les jeunes enfants d’un aristocrate anglais, elle a rapidement connu un essor, suivie du landau qui apparait au XIXe siècle. Ces objets qui permettaient de transporter les bébés sans devoir les porter ont rapidement connu un succès commercial.
Quel est le point commun entre une poussette, un berceau et un biberon ? Pas grand-chose si ce n’est qu’à travers ces objets s’opère une mise à distance des corps entre le bébé et ses donneurs de soin.
Une nouvelle manière d’être avec les bébés ?
Ces pratiques de mise à distance corporelle du bébé, facilitées par ces objets, n’auraient-elles pas participé à une rupture radicale dans la manière d’être avec les bébés depuis des millénaires ? Un nouveau mode relationnel se serait construit – ou accentué – entre le bébé et ses proches, caractérisé par :
« des contacts discontinus de face à face à distance, centrés sur l’échange de regards et le dialogue visant à explorer les goûts et intentions de l’enfant. Dans ce mode, les adultes concentrent leur attention sur le visage du bébé et simulent une conversation symétrique avec lui. Même si plusieurs personnes sont présentes, l’interaction avec le bébé se construit sur un mode dyadique9STÉPANOFF, Charles, 2024. Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain. Paris, La Découverte, collection sciences humaines, p. 74. ».
Heidi Keller10Anthropologue. qualifie de « distal » ce mode de parentalité qui est depuis lors celui des sociétés occidentales ou occidentalisées.
Ce mode privilégie les sens visuels et auditifs : le regard et la parole sont devenus les canaux de communication privilégiés entre le bébé et ses donneurs de soin, contrairement au mode « proximal » traditionnel qui privilégie le toucher, le gustatif et l’olfactif11STÉPANOFF, 2024, p. 76..
Dans celui-ci, le bébé n’est jamais laissé seul ni séparé la nuit. Il est porté contre le corps par sa mère et de nombreux proches et n’est pas stimulé par des objets comme des jouets mais par des contacts corporels. Il n’est pas non plus le centre de l’attention des adultes, peu attentifs d’ailleurs à ses goûts et intentions mais qui l’encouragent par contre progressivement à occuper une place dans des réseaux de parenté et d’entraide en participant encore tout jeune aux activités collectives12STÉPANOFF, 2024, p. 75. .
Objets et dynamiques relationnelles entre le bébé et ses proches
Poser un regard sur l’évolution de ces objets à travers le temps permet de mieux comprendre leur impact sur les dynamiques relationnelles entre le bébé et ses proches.
Le biberon qui, comme nous l’avons dit, a permis le partage du nourrissage du bébé par différentes personnes autour de l’enfant, bien que provoquant une mise à distance de l’enfant du sein, de la mère ou de la nourrice, n’implique pas nécessairement une absence de contact tactile : a priori, l’on prend l’enfant dans les bras pour lui donner le biberon.
Mais cela n’a pas toujours été et n’est pas toujours le cas. Les biberons de l’époque, formés d’une sorte de bouteille en verre raccordée par un tube en caoutchouc à une tétine, connurent un énorme succès car ils « avai[en]t l’immense avantage de pouvoir être posé[s] dans le berceau, le bébé pouvant téter à sa guise le biberon toujours disponible13ROLLET † et al. , 2019. La surmortalité infantile causée par l’usage de ces biberons a été énorme. ».
Aujourd’hui, dans un monde où avoir le temps devient de plus en plus rare, le marché propose par exemple, des porte-biberons en forme de coussins, ou en plastique, pour adapter au smartphone… qui permettent au bébé de le prendre seul, sans contact physique ou même visuel avec son partenaire. J’ai observé récemment dans un supermarché un bébé dans un landau, le biberon de lait calé près du visage, de manière à ce que l’enfant puisse boire pendant le temps de courses.
Si l’enfant est régulièrement confronté à ce type de situation, comment le vivra-t-il·elle ? Cette quasi-absence relationnelle lors du nourrissage pourrait-elle avoir un impact sur son développement ? Lorsqu’on sait que le tout-petit, dès sa naissance, recherche activement la proximité humaine et que la redondance sensorielle favorise son développement14PROVASI, Joëlle, GRANIER-DEFERRE, Carolyn, 2019. « Apprentissages et mémoire au cours de la période périnatale ». In : Le développement du bébé de la vie foetale à la marche. DEVOUCHE, E, PROVASI, J (dir.). Elsevier Masson SAS, p. 56. ?
Quant aux poussettes, elles semblent avoir été, au départ, majoritairement construites de manière à placer le tout-petit face à son pousseur. Le lien entre eux par le regard est ainsi possible à chaque instant. Cette position, qui favorise également la communication (pseudo)verbale, permet sans doute au tout-petit de bénéficier d’une certaine sécurité psychique tandis que le pousseur pourra mieux appréhender, voire contrôler l’état mental et les gestes de l’enfant.
Plus récemment, des modèles sont apparus plaçant l’enfant dos à son pousseur. Si cette disposition peut offrir à l’enfant d’un certain âge une vision plus large de son environnement, elle questionne la qualité de l’expérience vécue par le tout-petit qui est dans l’impossibilité de porter son regard vers son pousseur. Comme l’interroge Françoise L. Meyer15Psychanalyste et psychologue en pédopsychiatrie. :
couper ce lien de regard au moment où l’enfant se trouve dans des espaces non fermés, ne serait-il pas une façon d’augmenter son désarroi […]? Le petit enfant n’acquiert une certaine autonomie, lui permettant de profiter de la solitude quand il est avec l’autre, que progressivement. S’il se trouve trop souvent dans une situation où le recours à l’autre s’avère difficile, ne le met-on pas en risque de souffrance ?16MEYER, Françoise L. , 2018. « Histoire de Poussettes ». Enfances & Psy [en ligne]. 79(3), 161-166. [Consulté le 25 avril 2025]. Disponible à l’adresse : https://shs.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2018-3-page-161?lang=fr
Placer les enfants le regard dans la même direction, vers l’avant (hormis pour les tout-petits), l’un à côté de l’autre ou l’un derrière l’autre est d’ailleurs aussi la position la plus courante des poussettes actuelles à deux places. On peut être surpris, aujourd’hui, de voir que les modèles plus anciens privilégiaient plutôt le face à face. Les interactions entre enfants étaient ainsi tout autant stimulées que l’exploration visuelle de l’environnement.
Objets et dynamiques relationnelles entre le bébé et son environnement : l’exemple de la poussette
Les poussettes m’ont toujours semblé de fabuleux objets en termes de découverte de leur environnement pour les petits qui ne savent pas encore marcher.
Leurs premiers usages se sont sans doute centrés sur des promenades, des nourrices ou des familles, dans des parcs des domaines privés ou ceux, publics, des villes et autres espaces plus ou moins verts urbains et non-urbains. Parfois certainement aussi, les landaus étaient utilisés pour faire dormir le bébé à l’extérieur, « au bon air ».
Dans les quartiers populaires, la poussette permettait aux parents de participer à la vie du quartier en y emmenant leur bébé 17Pour voir quelques photos anciennes de poussettes, landaus et voitures d’enfants, voir le site « Le Chronoscaphe » : https://lechronoscaphe.com/landaus-poussettes-voitures-enfant/ .
Mais que vit le bébé dans sa poussette ? Il est spectateur du monde mais ne peut pas le toucher. Il n’a pas de prise sur le monde, n’entre pas en contact avec sa matière, n’en n’est pas acteur. En ferait-on déjà un consommateur d’images ?
Parfois, même sa vue est limitée, par exemple lorsque l’adulte recouvre la nacelle d’une protection contre la pluie. « Certains, incommodés de ne pas y voir, repoussent vigoureusement cette protection, voire la déchirent18DUTERTRE-LE PONCIN, Hélène, 2010. « Bébé conso ? Bébé objet, bébé et ses objets ». Spirale – La grande aventure de bébé [En ligne]. 53(1), 157-158. [Consulté le 25 avril 2025]. Disponible à l’adresse : https://shs.cairn.info/revue-spirale-2010-1-page-157?lang=fr».
La mobilité gagnée l’est au prix d’une réduction des expériences sensorielles du monde à un âge où l’éveil de l’enfant est grand et le monde objet d’exploration. Quel sens cela a-t-il pour l’enfant le fait d’aller loin ou vite ? Avec la poussette, l’adulte le transporte d’un endroit à l’autre mais lui enlève l’opportunité de vivre des expériences en chemin, configurant ainsi des espaces de vie segmentés.
La mobilité gagnée contraste aussi avec la contrainte imposée au bébé d’un certain âge de rester assis par un dispositif d’attachement, quand bouger est sa manière d’être au monde. Attacher un enfant pour sa sécurité nous semble aujourd’hui tout à fait normal mais est pourtant récent19Voir à ce propos la réflexion sur le risque zéro de FANIEL, Annick, 2017. « De l’importance de la prise de risque dans l’éducation et le développement moteur de l’enfant ». Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE) asbl [en ligne]. P. 46 et suivantes. [Consulté le 25 avril 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.cere-asbl.be/publications/prise-de-risque-education-enfant/.
Parfois, on observe aussi des enfants qui semblent trop grands pour l’usage d’une poussette. Affalés, ils ne semblent plus vouloir marcher. Enfants résignés ? habitués ? Qui se sont appropriés leur poussette et ses usages ?
Penser l’usage des objets autour du bébé
Malgré leur apparence anodine, on voit, à travers les exemples de cette analyse, que « les objets ne se contentent pas de s’adapter aux enfants, à des caractéristiques et des besoins spécifiques qui leur préexisteraient. […] Plus radicalement, ils performent, actualisent, ce que sont les enfants et ce qui leur convient. Non seulement l’objet présuppose, fait fond sur des compétences de l’enfant mais, en même temps, il les institue, contribue à les produire. Par cette performativité, l’objet « fait » l’enfant, aussi sûrement que l’enfant (se) fait avec l’objet20GARNIER, Pascale, 2012. « La culture matérielle enfantine : catégorisation et performativité des objets ». Strenæ [en ligne]. 4 | 2012. [Consulté le 27 mars 2025]. Disponible à l’adresse : http://strenae.revues.org/761». Parallèlement, l’objet semble pouvoir également, comme nous l’avons vu, développer un certain type de parentalité.
Mais alors, faut-il bannir certains objets quotidiens du bébé ?
« Le regard que nous portons sur nos objets du quotidien est peut-être notre meilleure opportunité afin de dynamiser nos imaginaires et de réenchanter nos sociétés21CHAMBON, Thomas, 2020. « L’impact des objets du quotidien sur nos imaginaires ». [En ligne]. [Consulté le 27 mars 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.linkedin.com/pulse/limpact-des-objets-du-quotidien-sur-nos-imaginaires-chambon-thomas/ ».
La grille de lecture d’Illich nous offre un repère et invite à penser l’usage des objets, en faisant la distinction entre l’outil « convivial » et l’outil « industriel ». Le premier développe les capacités humaines alors que le second « me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens22ILLICH, Ivan, 1973. La Convivialité. Éditions du Seuil. ».
Malgré les commodités d’usage pour les donneurs de soins, posons-nous la question : de quelle manière tel objet particulier dans la sphère du bébé l’aide-t-il à développer sa relation à l’autre et au monde ? Quelle liberté d’action lui donne-t-elle ?
Au-delà d’une réponse dichotomique, la notion de seuil développée par Illich permet d’identifier le moment où un objet « convivial » cesse de l’être : la poussette, par exemple – au départ, un outil « convivial » – ne cesse-t-elle pas de l’être quand elle ne sert qu’à véhiculer l’enfant dans un monde toujours plus accéléré.