Pour vivre dans le monde fluctuant, les scientifiques et penseur·euses nous invitent à favoriser la coopération ou l’entraide horizontale, un fonctionnement social éloigné de celui de la performance et de la compétition. Comment développer ces capacités chez les enfants et les adolescent·es ? Comment leur permettre de mieux comprendre les enjeux du climat et de pouvoir développer des actions collectives ? La poursuite de notre réflexion nous amène à mettre en lumière le travail de l’asbl Jeunes et Nature.
Les gens oublieront ce que tu as dit. Les gens oublieront ce que tu as fait. Mais les gens n’oublieront jamais comment tu les as fait se sentir
Maya Angelou
Penser et donner du sens aux changements climatiques
– Vous connaissez la légende de Sissa ?
Un roi des Indes s’ennuyait. Il promit donc une récompense exceptionnelle à qui lui proposerait une bonne distraction. Lorsque Sissa lui présenta le jeu d’échecs, le souverain demanda au sage ce que celui-ci souhaitait en échange de ce jeu extraordinaire. Alors Sissa demanda au prince de déposer un grain de riz sur la première case, deux grains sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite pour remplir l’échiquier en doublant la quantité de grain à chaque case. Le prince accorda immédiatement cette récompense en apparence modeste. Atterré, son conseiller lui expliqua qu’il venait de signer la mort du royaume : des siècles de récolte ne suffiraient pas à s’acquitter du prix du jeu.
– Dix-huit millards de milliards de grains, murmura le Norvégien qui avait calculé, de tête.
– A peu près, concéda Stoddard (le maître).
…
– Il n’y a rien de plus monstrueux qu’une fonction exponentielle, poursuivit le maître. Or, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, nous sommes entrés dans une ère de croissance exponentielle. Mais nous ne nous en inquiétons pas, pour une raison très simple : le bon sens ne craint pas ce qu’il ne peut pas se représenter1QUENTIN, Abel, 2024. Cabane. Editions de l’Observatoire, août 2024, p. 37-38. .
Et pourtant, comme nous l’avons écrit dans notre analyse précédente2FANIEL, Annick, 2024. « Les enfants dans le monde fluctuant ». Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE asbl) [en ligne]. 30 décembre 2024. [Consulté le 30 décembre 2024]. Disponible à l’adresse : https://www.cere-asbl.be/publications/analyses/les-enfants-dans-le-monde-fluctuant/, les changements climatiques sont réels et nécessitent que l’on s’en préoccupe. Depuis plusieurs années, nombreux·euses sont les enfants et les jeunes qui revendiquent que le monde change, que ces questions deviennent des préoccupations majeures et demandent à participer à la réflexion et à l’action collectives.
Les bouleversements climatiques génèrent des impacts sur la santé mentale des jeunes.
« Face à la destruction environnementale qui s’accélère, les jeunes ressentent des émotions saines et légitimes : anxiété, tristesse, peur et colère3BENOIT, Laelia, 2023. Infantisme. Editions du Seuil. Septembre 2023, p. 31. », souligne Laelia Benoit. « L’éco-anxiété, déclenchée par l’inaction générale en dépit de l’urgence climatique, a donc une cause sociale.
L’éco-anxiété des enfants et des adolescent.es est suscitée par leur impuissance à influer sur les priorités d’une société qui agit contre leurs intérêts4BENOIT, 2023, p. 32. ». Il est dès lors important d’expliquer aux enfants et aux jeunes que leurs émotions climatiques sont suscitées par l’inaction climatique et non par leur problème individuel.
Si, au niveau politique, la conjoncture actuelle ne donne que très peu d’importance aux enjeux climatiques et trop peu de considération à la participation de l’enfant, laissant place au déni et à l’inertie, au niveau citoyen, des activités valorisent l’éducation et la sensibilisation à la nature dès le plus jeune âge, premier pas vers la prise de conscience et l’action citoyenne active.
Car, comme le dit Pablo Servigne dans le dialogue entrepris avec sa fille adolescente : « La remise en question du patriarcat, la remise en question de l’Europe géopolitiquement dominante, et la remise en question de l’humain au centre du vivant, c’est énorme ! Un vrai changement de civilisation. Pour traverser cela, il va falloir revoir les fondamentaux, changer de manière de voir le monde, changer de conscience5SERVIGNE, Pablo, CHAPELLE, Gauthier, 2022. L’effondrement (et après) expliqué à nos enfants et à nos parents. Paris, éditions du Seuil, p. 92. ».
Il est donc essentiel d’accompagner les enfants dès leur plus jeune âge, de les rendre acteur·rices des changements nécessaires, pour qu’ils et elles puissent s’inscrire dans le monde avec des capacités humaines et sociales actuellement trop peu exploitées et développées dans notre société.
L’asbl Jeunes et Nature6Pour plus de renseignements et l’historique de l’asbl [Consulté le 25 octobre 2024] https://www.jeunesetnature.be/ est un des exemples concrets d’associations portant une action collective à destination des jeunes. L’asbl propose une approche de l’animation qui constitue un point de départ possible au changement, un point de départ d’une posture vis-à-vis des enfants et des adolescent·es, un point de départ pour peut-être « réapprendre l’entraide, être pleinement soi-même pour donner le maximum de son potentiel à partir de ses élans les plus vitaux7SERVIGNE, CHAPELLE, 2022, p. 108-109.. »
Exemple de l’asbl Jeunes et Nature
Adressée aux jeunes par les jeunes (seul.es les formateur.rices peuvent dépasser l’âge de trente ans), l’asbl Jeunes et Nature8Pour plus de renseignements et l’historique de l’asbl : https://www.jeunesetnature.be/ a pour objectif majeur « d’encadrer les jeunes dans leur découverte de la nature et d’en faire de vrais naturalistes en herbe, sensibilisé.es aux problèmes environnementaux et ouvert.es sur le monde.
Elle est reconnue en tant qu’organisme d’éducation à la nature et aux forêts et comme association environnementale par la Région wallonne. Elle est surtout une organisation de jeunesse active en Belgique, reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles9Ibidem ».
Les objectifs des animations sont ainsi d’amener dehors, de mettre en contact avec ce qu’on observe, d’offrir un cadre différent et de prendre le temps. C’est aussi questionner les représentations qui sont souvent transmises à la maison ou à l’école.
En vue de mieux comprendre le travail de l’asbl, nous avons interviewé un de ses représentants, Nivard Dauwe10Pour des renseignements à propos de l’équipe de l’asbl : https://www.jeunesetnature.be/notre-equipe/ , formateur et animateur. Il anime actuellement des groupes de jeunes enfants, de maternelle ou de primaire, généralement accompagné.es de leur instituteur.rice.
Les animations sont organisées autour d’une thématique. Trois d’entre elles sont fréquemment choisies par les écoles : les arbres, les oiseaux et les petites bêtes du sol. Chaque thématique est adaptée et animée en fonction de l’âge et du groupe d’enfants présents, de la classe d’accueil à la sixième primaire.
Il existe également des modules pour les adolescent.es entre treize et seize ans, nous explique Nivard Dauwe. Ils se présentent sous forme de week-ends ou camps de vacances et sont animés par les bénévoles de l’asbl.
Pour cette analyse, nous avons fait le choix de nous concentrer sur les animations destinées aux plus jeunes mais surtout sur la façon qu’a Nivard Dauwe d’animer. À travers son travail, il questionne la transmission des valeurs, valorise notre intuition et révèle les enjeux éducatifs liés à l’adaptation nécessaire des citoyen·nes évoluant dans un monde mouvant et incertain. Concrètement, que se passe-t-il lors d’une animation ? Et quels en sont les objectifs ?
Notion de bien-être et de plaisir
En tout début d’entretien et en réponse à notre première question concernant les objectifs de l’animation, il nous répond d’emblée : « Un des objectifs que je me donne est d’offrir un chouette cadre, c’est le plus important selon moi. Même si mon travail est de sensibiliser à l’environnement (c’est ce que je veux faire, c’est pour ça je suis là), je place avant tout une chose qui me semble essentielle au-delà de cet objectif de base, c’est d’offrir un chouette cadre. Pour que les enfants et leur(s) accompagnant.e(s) puissent s’exprimer, se sentir écouté.es, se sentir bien. C’est ça qui compte avant tout pour moi. Si on sort sur le terrain et qu’on se sent bien, ça compte bien plus encore que d’avoir retenu quelque chose de naturaliste11Extrait de l’interview de Nivard Dauwe, animateur et formateur chez Jeunes et Nature, 15 octobre 2024. ».
Nivard Dauwe souligne ici l’importance de la notion de bien-être et de plaisir, des conditions propices à la coopération, l’écoute, le tissage des liens, et parallèlement une meilleure transmission des connaissances naturalistes.
La notion de bien-être répond au besoin de sécurité et d’appartenance de l’être humain. En tant qu’être social, chaque personne a besoin de se sentir bien avec les autres, de s’épanouir au contact des autres dans un groupe constitué. Le bien-être nourrit le besoin de sécurité et favorise l’expression personnelle et interpersonnelle. L’expression tend à augmenter le plaisir et à libérer une émotion de joie par le partage qu’elle génère. Nous savons également que la notion de plaisir participe à la qualité des apprentissages et à la qualité de la dynamique de groupe.
La notion de plaisir est importante tant pour les groupes que pour l’animateur·rice lui·elle-même, comme l’explique Nivard : « Il m’est aussi indispensable de prendre du plaisir dans ce que je fais. Et sensibiliser, amener un chouette cadre, donner du plaisir donnent envie de bouger. Plus il y a de liens, plus on se sent compris, on ressent un sentiment d’appartenance. Quand je viens chez Jeunes et Nature, je sais que je peux parler des questions climatiques et environnementales et qu’on me comprend ».
La notion de bien-être et de plaisir augmente dès lors la qualité du lien et permet d’entamer un chemin ensemble, celui de l’animation ou celui d’un projet commun.
L’importance de l’expression
Nivard Dauwe nous indique par la suite que son travail « est entre autres d’accueillir l’émerveillement, les propos des enfants, et de les mettre en valeur. Certains propos peuvent prendre une direction tout à fait inattendue, par exemple un enfant qui dit lorsque je montre un insecte : ‘hier, je suis allé chez ma grand-mère, j’ai mangé des crêpes’ ».
Animer un groupe d’enfants, notamment en bas âge, engendre souvent l’émergence de témoignages, idées, déclarations surprenants ou décalés. « Bien que cela puisse parfois être fatigant, explique l’animateur en souriant, laisser de la place à toutes formes d’expressions et d’histoires contribue à créer le lien avec l’enfant, à lui permettre de s’exprimer pleinement et dès lors à augmenter son plaisir d’être avec nous et d’oser continuer de s’émerveiller ».
Sensibiliser : aller ensemble vers quelque chose
Nivard Dauwe souligne également l’importance qu’il accorde au fait d’aller à la rencontre du groupe.
En outre insiste-t-il sur « la nécessité d’aller ensemble vers la nature, d’aller vers le groupe, vers les enfants et de les inviter à découvrir quelque chose ensemble.
Le jeu et la narration (histoires racontées) sont des outils précieux à l’animation, alliée à une observation et une attention portée au groupe et à chacun de ses membres. « Je suis attentif à l’énergie du groupe, à leurs envies, leurs besoins ».
Éduquer à la nature : l’importance de l’intuition
Habité par la philosophie de Bergson, Nivard Dauwe redonne de la valeur à l’intuition et la met en pratique dans son travail d’animation. « Pour connaître quelque chose, il faut aller dedans, dans cette chose que l’on cherche à connaitre. En allant à l’intérieur, on en a une connaissance plus approfondie, moins relative. On en fait l’expérience et dès lors on en acquiert une connaissance plus intime et plus intuitive12Extrait de l’interview de Nivard Dauwe, 15 octobre 2024. ».
L’intuition est une capacité naturelle souvent brimée dans notre culture d’aujourd’hui qui a mis le raisonnement et l’analyse sur une piédestal. Elle est une oubliée de notre civilisation moderne. Pourtant, elle existe en nous depuis la nuit des temps. Nos sens premiers n’étant plus en état de perpétuelle alerte, nous sommes beaucoup moins connecté·es à elle.
Les enfants utilisent continuellement leur intuition pour aborder et comprendre leur environnement. C’est elle qui guide leurs premières explorations.
L’intuition est un processus qui se s’exprime par le corps et la pensée. Il se déclenche d’abord par la mise en mouvement du corps puis par la perception sensorielle. Dès lors, par son approche, Nivard Dauwe permet aux enfants une prise de conscience de ce qu’ils et elles vivent à l’instant présent et l’expression de tout ce qui est ressenti et pensé.
En favorisant l’expression, le bien-être et l’exploration intuitive, Nivard Dauwe anime et cultive des capacités sociale et humaines fondamentales. Aller bien soi-même est un premier pas pour prendre soin d’autrui, inspirer et fédérer. Des études de psychologie montrent qu’exprimer son ressenti permet de prendre de meilleures décisions.
Encourager la curiosité pour le vivant est bénéfique, mais transmettre des outils pour dialoguer de manière constructive est un moyen d’encourager l’exercice non seulement de leur rationalité mais aussi et surtout de leur sensibilité. Dans son travail, Nivard Dauwe laisse la place à cette expression, à l’expérimentation, à l’intuition.
Comme nous l’avons vu préalablement, pour renouer l’être humain avec ses sensations, lui permettre de ressentir et de comprendre, contribuer à son alphabétisation émotionnelle sont les ingrédients de l’animation, de la mise en mouvement d’un groupe, d’un collectif. Le travail de Jeunes et Nature apporte ces ingrédients à des enfants dès leur jeune âge.
C’est le partage d’expérience et l’action collective qui leur permettront d’aller mieux et d’obtenir des changements sociaux ne cesse-t-on de lire à travers la littérature qui aborde les changements climatiques.
« Les changements de comportement dont nous avons besoin pour arrêter de détruire le vivant vont nécessiter énormément de confiance mutuelle. Sans cette confiance il sera plus difficile d’entrer dans le fameux « nous élargi13SERVIGNE, CHAPELLE, 2022, p. 109. ». »
Par son travail, ses animations souvent ponctuelles, Nivard Dauwe ne peut générer de modification radicale. Toutefois, il offre une étincelle, il impulse un point de départ qui peut être saisi par d’autres adultes qui entourent et travaillent avec les enfants.
Éduquer au changement est un processus à long terme qui demande une continuité, un accompagnement quotidien, une posture et un engagement collectifs.