Il y a quelques jours, le Conseil Supérieur de la Santé a appelé à la mise en place urgente d’une « stratégie nationale » pour agir dès les premières années de vie, selon lui, déterminantes pour le développement de l’enfant et sa santé mentale1RTBF actus, 2025. « La santé mentale des tout-petits : le maillon faible de la santé publique en Belgique ». RTBF actus, Santé mentale [en ligne]. 14 novembre 2025. [Consulté le 14 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.rtbf.be/article/la-sante-mentale-des-tout-petits-le-maillon-faible-de-la-sante-publique-en-belgique-11631689.
Parmi ses quatre recommandations majeures figurent le besoin impératif de soutenir les familles dès la période de grossesse.
Il recommande ainsi « des entretiens prénataux et un soutien à la parentalité, complétés par des mesures structurelles améliorant les conditions de vie2Conseil Supérieur de la Santé, 2025. https://news.belgium.be/fr/le-conseil-superieur-de-la-sante-demande-une-attention-accrue-en-faveur-de-la-sante-mentale-des », avec une attention particulière aux ménages vulnérables.
Il préconise également « de développer des réseaux périnataux dans des lieux physiques proches des familles. Ces réseaux doivent déstigmatiser la demande d’aide, faciliter l’accès aux soins et assurer un suivi continu des familles3Conseil Supérieur de la Santé, 2025. ».
Mais pourquoi être attentif dès la grossesse ? Dans les lignes qui suivent nous dévoilons les enjeux de la prévention périnatale. Nous en pointons ensuite les principaux défis.
S’intéresser à la grossesse ? Le vécu de Madame B
Mme B arrive en consultation à quinze semaines de grossesse chez un obstétricien qu’elle rencontre pour la première fois. Son histoire est tumultueuse. Rejetée par sa mère chaque fois que son comportement n’était pas en adéquation avec les exigences de cette dernière, elle s’est construite sur un mode fuyant et désengagé dans ses relations amoureuse et maternelle.
Son premier enfant est placé. Elle consomme des anti-douleurs opiacés à forte dose pour gérer un mal de dos lié au stress, et n’est pas constante dans son nouveau couple. Très vite, sa grossesse est définie à risque : gémellaire bi-amniotique4Grossesse gémellaire dans laquelle chaque fœtus se développe dans son propre sac amniotique et est relié à son propre placenta. Elle peut être bichoriale (deux placentas distincts) ou monochoriale (un seul placenta partagé)., sur un tableau d’anorexie, avec utilisation de substances et cigarettes, avec des risques d’hémorragies vu la mauvaise implantation de son placenta.
Une hospitalisation s’impose et met les soignants en état d’alerte, car elle se montre peu conciliante, a besoin de fumer régulièrement pour diminuer les tensions qui l’occupent, ne fait pas état de ce qu’elle ressent et se montre insaisissable et fuyante avec les professionnels.
Spontanément, l’envie est de l’éviter ou de lui « faire la leçon », mais les soignants vont au contraire s’ajuster à son comportement de fuite. Ils nommeront la perception qu’ils ont de la distance qu’elle veut maintenir, traduiront ses urgences à sortir pour fumer comme une ressource par rapport à son stress, chercheront avec elle comment réduire ce dernier, se présenteront régulièrement mais sans insistance pour montrer leur disponibilité, et reprendront ses quelques attaques verbales en indiquant leur souci de rester attentifs à elle, en attendant en retour un respect de sa part.
Le séjour de huit semaines est semé de tensions, mais son gynécologue régulièrement mis au courant de ce qui se passe revient sur les faits avec elle, dans une position un peu plus extérieure.
Deux jours après sa césarienne elle commet un vol dans la pharmacie hospitalière, ce qui implique une mise à la porte de la maternité ; les soins se poursuivent à son domicile par une sage-femme qui la poussera à venir voir ses bébés dans l’unité néonatale.
Alors qu’un soir, tardivement, elle longe les murs pour rejoindre le service néonatal, elle rencontre la cheffe qui l’accueille et lui demande de ses nouvelles.
Elle explose en sanglots, secouée et par sa culpabilité, et surtout par l’attitude bienveillante de l’infirmière qui, elle le savait, était bien au courant de sa sortie de cadre.
Elle dira au terme de son hospitalisation que c’est la première fois de sa vie qu’elle n’est pas blâmée et rejetée lorsque ses comportements sont désagréables ou inadéquats ; qu’elle s’est sentie respectée malgré ses attaques, qu’à l’inverse sa mère la laissait toute petite sur le pas de la porte durant des heures, et parfois pendant la nuit, lorsqu’elle ne correspondait pas à ce qui était attendu d’elle.
Ces expériences nouvelles et respectueuses l’ont amenée à entamer un processus thérapeutique, « pour faire différemment qu’avec son premier enfant ». Elle a de plus en plus pu s’appuyer sur des relations humaines, en lieu et place de ses médicaments antidouleur, pour gérer les tensions internes qui l’habitaient…
Appel a été fait avec elle, au service d’aide à la jeunesse, afin de garantir la mise en place des aides nécessaires et d’offrir un cadre suffisamment rassurant aux professionnels engagés.
Cette expérience éprouvée dans un moment de grande plasticité psychique que représente le temps de la grossesse semble avoir été correctrice d’un schéma installé en elle depuis l’enfance : celui de la crainte d’être jugée et donc d’un évitement systématique dans la relation à autrui.
Elle garde encore douze ans plus tard, un lien avec certains professionnels qui ont cheminé avec elle, envoyant annuellement des photos de ses enfants, disant leurs progrès… rien de lourd, juste l’envie de dire qu’elle se débrouille bien.
La grossesse : une opportunité préventive extraordinaire
La grossesse représente donc une opportunité préventive extraordinaire. Elle conduit habituellement les femmes, les couples vers une prise en charge médicale, espace à priori non stigmatisant.
Quand le souci des professionnels pour ce qui se passera en cours de grossesse et au-delà de la naissance est actif, des appuis peuvent se mettre en place. Ceux-ci seront plus facilement acceptés par les futurs parents qu’une fois l’enfant né.
Le désir de « bien faire » s’active durant la grossesse et la plasticité psychique offre des ouvertures aux aides qui ne sont parfois plus possible une fois l’enfant venu, car lorsque l’histoire sociale et psychologique des parents a été difficile, la peur d’interventions sanctionnantes est immédiatement précipitée.
Toutes les alliances construites avec les futurs parents en anténatal représentent aussi des ressources formidables si des vulnérabilités apparaissent ensuite. La confiance est là et les parents trouvent ainsi directement les appuis nécessaires.
Le travail d’anticipation des moments fragilisants (décompensation et/ou résurgences de problématiques ultérieures, reprise du travail du coparent, mise de l‘enfant en milieu de garde…) donne aussi des garanties de « non-emballement » si des difficultés surgissent.
La recherche de Danaé Panagiotou5Psychologue clinicienne, psychothérapeute spécialisée en périnatalité. montre combien ce travail d’accompagnement personnalisé, qui peut se faire dans n’importe quelle structure médicale, a des effets préventifs sur la santé mentale maternelle et sur le développement du bébé : cérébral, émotionnel et psychomoteur.
Ces effets impliquent dès lors aussi moins d’hospitalisations précoces susceptibles d’entrainer des spirales de culpabilité, sensation d’incompétence, et dépression6PANAGIOTOU, Danaé, WENLAND, Jacqueline, MELLIER, Denis, 2021. « L’accompagnement personnalisé en réseau coordonné : pilier des 1000 premiers jours pour les bébés des femmes avec troubles anxiodépressifs ». Revue Périnatalité [en ligne]. 13 ; 2021/2, p. 83 à 89. [Consulté le 21 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://stm.cairn.info/revue-perinatalite-2021-2-page-83?lang=fr&tab=resume.
L’attention portée aux symptômes dépressifs en cours de grossesse
Cet accompagnement personnalisé en cours de grossesse peut être essentiel dans les situations de dépression anténatale.
La dépression postnatale reconnue comme entité spécifique au 20ème siècle laisse encore les débats ouverts sur sa nature et la manière de la traiter. Selon les travaux, elle concernerait 15 à 20 % des femmes dans l’année qui suit la naissance, avec une proportion élevée d’apparition entre les deux mois et huit mois qui suivent la naissance.
La dépression en cours de grossesse en revanche n’est considérée que depuis peu ; les symptômes d’angoisse, de tristesse, les problèmes de sommeil, le désengagement relationnel… tout cela était mis sur le compte des hormones ou des états d’humeur un peu « bizarres » de la femme enceinte. Parler de dépression n’est de plus pas de bon goût lorsqu’on attend un heureux événement.
Néanmoins, depuis que les équipes médicales ont pu compter sur l’appui de professionnels du psychisme, ces symptômes font l’objet d’une attention bien nécessaire et d’une orientation dans des prises en charge pluridisciplinaires.
Ceci réduit l’incidence des retards de développement et de prise de poids du fœtus, et certaines complications périnatales : la dépression augmenterait les taux de complications prénatales et périnatales comme la pré-éclampsie7Préclampsie : maladie fréquente de la grossesse caractérisée par une hypertension artérielle et l’apparition de protéines dans les urines, syndromes qui entraîne de nombreuses complications pour la mère et son enfant., les anomalies placentaires et les avortements spontanés8Selon FIELD et al. (2017) dans une étude citée par DAGHER et al. (2021). Toutefois, TREMBLAY et al. (1019) précisent que ces complications lors de la grossesse sont issues de plusieurs facteurs dont le stress, et il n’a pas été démontré que la dépression prénatale en soit la seule cause. DAGHER, RK., BRUCKHEIM, H.E., COLPE, LJ., E.et WHITE, D.B, 2021. « Perinatal depression : Challenges and opportunities ». Journal of Women’s Health. 30(2), p. 154-159. .
La prise en charge pluridisciplinaire permet également « d’atténuer, sinon annuler, la spirale interactive néfaste entre la dépression postnatale et l’émergence des troubles fonctionnels et psychomoteurs chez le bébé, en préservant la qualité des interactions mère-enfant9PANAGIOTOU & al., 2021, p. 87. ».
Car un état dépressif de la mère peut mener, par exemple, à « des difficultés dans la parentalité, un style de maternage plus hostile et intrusif ou désengagé, un risque d’insuffisance dans les soins et la nutrition, voire de négligence et, chez l’enfant, à une régulation des émotions défaillante pouvant générer un style d’attachement insécure10PANAGIOTOU & al., 2021, p. 84. ».
Par ailleurs, « lorsque les interactions mère-enfant sont perturbées, l’enfant se trouve plus susceptible de développer des troubles du comportement, du sommeil et de l’alimentation, mais aussi des retards au niveau du langage.
En retour, ces difficultés peuvent rendre l’expérience de la maternité encore plus stressante et accentuer les sentiments de désespoir et d’impuissance inhérents à la dépression11PANAGIOTOU & al., 2021, p. 84. ». Les difficultés de l’enfant et les difficultés maternelles peuvent alors se cristalliser en troubles et devenir chroniques12PANAGIOTOU & al., 2021, p. 88..
Les multiples enjeux de la prévention périnatale
L’impact fondamental de l’environnement sur le développement précoce du bébé est aujourd’hui bien connu. « Un nouveau-né à terme en cas de vulnérabilité parentale est susceptible de ne pas suivre un développement optimal13TOUBIN, Rose-Marie, JACQUOT, Aurélien, BOULOT, Pierre, 2019. « ”Posturage du nouveau-né” et pratiques innovantes autour de la naissance : un défi collectif pour le développement précoce ». Revue Périnatalité [en ligne]. 11(1), p. 14. [Consulté le 13 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://stm.cairn.info/revue-perinatalite-2019-1-page-14?lang=fr ». C’est pourquoi le temps de la grossesse, longtemps resté dans l’ombre, fait désormais l’objet d’une attention interdisciplinaire.
L’occasion de rencontres structurantes avec les professionnels est unique dans la trajectoire des futurs parents. Les soins corporels offrent une occasion d’éprouver sécurité et protection, ce qui a pu manquer aux adultes bousculés dans leur propre trajectoire. La réorganisation des traumatismes anciens grâce aux relations fortes nouées avec les divers intervenants offre des perspectives neuves de prévention dans le domaine de la maltraitance et de la santé mentale14MOLÉNAT, Françoise, 2012. Accompagnement et alliance en cours de grossesse. Yapaka.be [en ligne]. Temps d’arrêt n° 57. .
Comme le souligne Françoise Molénat15Pédopsychiatre, elle a été responsable d’une Unité « Petite enfance » au Chu de Montpellier. Elle a également dirigé la revue « Les Cahiers de l’Afree » (Association de formation et de recherche sur l’enfant et son environnement) et est l’auteur de nombreux livres concernant la périnatalité. : soutenir la confiance des parents en eux-mêmes d’abord, aider à une reconstruction parfois, optimiser la qualité de l’environnement de la femme enceinte, préparer l’accueil du nouvel enfant dans une véritable alliance avec la famille, deviennent des enjeux de santé publique.
Mais comment mettre en œuvre cette prévention ? Nous abordons cette question dans une prochaine analyse.
Notes de bas de page
- 1RTBF actus, 2025. « La santé mentale des tout-petits : le maillon faible de la santé publique en Belgique ». RTBF actus, Santé mentale [en ligne]. 14 novembre 2025. [Consulté le 14 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.rtbf.be/article/la-sante-mentale-des-tout-petits-le-maillon-faible-de-la-sante-publique-en-belgique-11631689
- 2Conseil Supérieur de la Santé, 2025. https://news.belgium.be/fr/le-conseil-superieur-de-la-sante-demande-une-attention-accrue-en-faveur-de-la-sante-mentale-des
- 3Conseil Supérieur de la Santé, 2025.
- 4Grossesse gémellaire dans laquelle chaque fœtus se développe dans son propre sac amniotique et est relié à son propre placenta. Elle peut être bichoriale (deux placentas distincts) ou monochoriale (un seul placenta partagé).
- 5Psychologue clinicienne, psychothérapeute spécialisée en périnatalité.
- 6PANAGIOTOU, Danaé, WENLAND, Jacqueline, MELLIER, Denis, 2021. « L’accompagnement personnalisé en réseau coordonné : pilier des 1000 premiers jours pour les bébés des femmes avec troubles anxiodépressifs ». Revue Périnatalité [en ligne]. 13 ; 2021/2, p. 83 à 89. [Consulté le 21 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://stm.cairn.info/revue-perinatalite-2021-2-page-83?lang=fr&tab=resume
- 7Préclampsie : maladie fréquente de la grossesse caractérisée par une hypertension artérielle et l’apparition de protéines dans les urines, syndromes qui entraîne de nombreuses complications pour la mère et son enfant.
- 8Selon FIELD et al. (2017) dans une étude citée par DAGHER et al. (2021). Toutefois, TREMBLAY et al. (1019) précisent que ces complications lors de la grossesse sont issues de plusieurs facteurs dont le stress, et il n’a pas été démontré que la dépression prénatale en soit la seule cause. DAGHER, RK., BRUCKHEIM, H.E., COLPE, LJ., E.et WHITE, D.B, 2021. « Perinatal depression : Challenges and opportunities ». Journal of Women’s Health. 30(2), p. 154-159.
- 9PANAGIOTOU & al., 2021, p. 87.
- 10PANAGIOTOU & al., 2021, p. 84.
- 11PANAGIOTOU & al., 2021, p. 84.
- 12PANAGIOTOU & al., 2021, p. 88.
- 13TOUBIN, Rose-Marie, JACQUOT, Aurélien, BOULOT, Pierre, 2019. « ”Posturage du nouveau-né” et pratiques innovantes autour de la naissance : un défi collectif pour le développement précoce ». Revue Périnatalité [en ligne]. 11(1), p. 14. [Consulté le 13 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://stm.cairn.info/revue-perinatalite-2019-1-page-14?lang=fr
- 14MOLÉNAT, Françoise, 2012. Accompagnement et alliance en cours de grossesse. Yapaka.be [en ligne]. Temps d’arrêt n° 57.
- 15Pédopsychiatre, elle a été responsable d’une Unité « Petite enfance » au Chu de Montpellier. Elle a également dirigé la revue « Les Cahiers de l’Afree » (Association de formation et de recherche sur l’enfant et son environnement) et est l’auteur de nombreux livres concernant la périnatalité.




